Think Tank #04 – Les pauvres constituent-ils une classe ?

Nicolas Marion

3 septembre 2013

La question que je voudrais poser est la suivante, et elle est fort simple : tout « travail » avec une population donnée implique de pouvoir différencier les personnes concernées par ce dernier (l’aide au SDF serait une perte d’argent et de temps si elle se consacrait au « lavement » des classes nanties et à leur procurer de la nourriture). Il est donc intéressant de réfléchir à l’ensemble catégorial, la « classe », que l’on délimite par ce même travail.

C’est là, le fond de mon problème. D’une part : « Comment une asbl comme DoucheFLUX est susceptible de contribuer à la grande obsession classifiante de la pensée, au moins occidentale, sinon mondiale ? ». Et d’autre part, la nature du travail effectué me semble en réalité être le facteur clé de cette constitution de classe que produit tout travail social. Selon qu’il s’agit d’un travail d’accompagnement, de soutien, de réinsertion, d’éducation, il ne s’agira pas/plus du même rapport entretenu avec les « clients » du processus mis en place.

Quelque part, c’est peut-être un peu Bourdieusien comme approche, là où il distinguait des « classes sur papier », des « classes probables », des « classes mobilisées » : il y a un rapport très orienté entre les militants, les volontaires/bénévoles et la réalité sur laquelle ils se penchent. Mon intuition est de dire que toute institution sociale qui se propose pour action un « programme de réinsertion des populations précarisées (par exemple) », fut-il explicite ou implicite, ne manquera pas de constituer, dans la classe générale des populations pauvres, une nouvelle classe correspondant au processus mis en place : pour DoucheFLUX, on dira que ses « précaires », mot doux pour désigner un SDF, forment la nouvelle classe paupérisée destinée au traitement offert.

Qu’est-ce donc à dire, sinon une banalité? Simplement parlant, il s’agit de répondre à la question « Les pauvres constituent-ils une classe? » par une autre question, « Comment toute population est sujette à un pluralisme de micro-classifications ? ». Ou encore, de façon plus provoquante, « Comment constituer une classe de pauvres ? », en se souvenant des mots de Bourdieu : bien souvent, « les classes dominées ne parlent pas, elles sont parlées. ». Plus simplement donc : « Les pauvres ne sont pas une classe, ils sont « parlés » comme tels ».

C’est, à mes yeux, la limite des actions sociales, quand elles tendent plus à parler, au nom des classes qu’elles contribuent à former, au lieu de laisser chaque population, se parler elle-même, ou comme le disait Bourdieu des classes dominantes : « Le dominant est celui qui intervient à imposer les normes de sa propre perception, à être perçu comme il se perçoit, à s’approprier sa propre objectivation en réduisant sa vérité objective à son intention subjective ». Je voudrais donc discuter, après, de cette contradiction à mon avis épineuse, active dans un travail comme celui qu’on se propose ici, avec DoucheFLUX, à savoir celle de vouloir contribuer à l’émancipation d’une classe, tout en étant un moteur actif de sa classification subjective et objective.

C’est à la fois la limite et la grandeur de DoucheFLUX, pour le coup, d’être à la fois dans et hors de cette logique, pour finir assez primaire : elle l’applique, pour ce que j’en sais, à contre cœur, c’est-à-dire pour répondre aux nécessités étatiques et subsidiantes de son projet, obligée de vendre sa peau aux lignages traditionnels de l’aide sociale. Faire de l’action auprès des SDF ne peut être rien d’autre que de la réinsertion. Concept particulier qui suppose déjà qu’il est possible d’être ininséré, et qui suppose également qu’un mode de vie in-inséré doit être réinséré, que telle classe doit s’émanciper vers telle autre classe, etc. Que tel silence doit se muter en discours normatif et performatif de soi, en d’autres mots, remonter dans l’existence économique.

La motivation philosophique fondamentale à mon avis est plutôt celle qui tire parti de l’absence totale de solutions à proposer pour « émanciper » une classe. Bien plus, et ce sera le deuxième et dernier point de cet envoi de discussion, tout l’intérêt de DoucheFLUX me paraît reposer sur ce point : son action n’a rien d’émancipatoire et doit en tout point de vue s’empêcher de (vouloir) l’être. Peut-être, sous une combinaison implicite assez géniale, l’asbl parvient à se détacher de la logique précitée par une double mobilisation de concept : l’un est capitaliste, l’autre grec (ancien !). Le concept que je voudrais proposer, à la manière d’une définition, est celui de « L’offre de services solidaires aux modes de vies (marginalisées) ».

Je voudrais défendre donc que, mieux qu’une classe, la population SDF constitue, de fait, volontairement ou involontairement (souvent), un certain mode de vie et que, toute institution sociale, DoucheFLUX y compris, devrait se penser comme service solidaire à ce mode de vie particulier dont elle fait son objet de commerce. Peut-être, et je n’ai pas la réponse, y a-t-il là une voie, une ligne de fuite à l’antagonisme de classe bien souvent reproduit dans les pratiques qui s’étiquettent elles-mêmes d’émancipatoires : offrir des douches et des espaces de réflexion, des consignes, et toute autre forme de service ressemble plus à l’idée de construire des motels pour les routiers en manque de lieu de repos, que comme un véritable moteur de réinsertion ou d’émancipation. Il n’y s’agit plus de faire remonter à la surface une « classe » opprimée, mais bien de lui offrir des commodités jusqu’alors indisponibles.

Il s’agirait alors peut-être de sortir des recherches de solution (finale…), et de l’obsession téléologique d’une émancipation des classes, pour entrer dans une reconnaissance pluraliste des modes de vies multiples, soumis à des devenirs et à des possibles modifications. En évitant de traiter avec une population, il s’agirait peut-être de s’intégrer dans des processus de constitution de territoires subjectifs, de tisser des réseaux qui rendent vivables les besoins de tel ou tel mode de vie. Il me semble en effet que la question est de rendre disponible des voies de liberté, plutôt que d’indiquer des modes d’êtres idéaux à atteindre (« tu pourras sortir de la pauvreté… »). Peut-être alors sera-t-il possible de ne rien considérer comme des échecs ou des réussites, mais bien plutôt comme des voies diverses et libres.

Peut-être mieux que de « revaloriser l’image de soi », il s’agit d’offrir l’espace d’une possible image de soi dans le mode de vie qui m’est propre.