Comme en témoignent les multiples expériences de la vie en rue, l’attraction et l’intérêt suscités par la nature et la façon de la mendicité sont essentiels pour que cette dernière soit fructueuse, lucrative ; qu’elle permette, en somme, ce minimum de survie nécessaire au mendiant. La question n’est donc pas superflue : « comment rendre les SDF plus sexy ? ». Ou encore, comment maximiser le gain du mendiant en lui attirant un intérêt motivant ? Précisément, le projet DoucheFLUX se propose, d’une certaine façon, d’améliorer la condition des SDF, tout comme leur attractivité, en leur offrant la possibilité de se laver, suscitant par-là au passant, à l’assistant social, au tenancier, etc. un désir facilité pour aller au-devant du dégoût de la saleté que charrie avec elle la mythologie du sans-abrisme. Or, comme le dit Delma Pessanha Neves, « Quand ils mendient, l’indignation éthique que suscite leur condamnation à vivre dans la rue leur sert de justification. Ils demandent de l’argent pour se payer une chambre d’hôtel, pour s’habiller et garder une apparence correcte, surtout pour rester propres ». N’est-il pas alors légitime de se demander si la propreté que rend possible, notamment, DoucheFLUX ne serait pas, en réalité, le meilleur moyen de rendre non-sexy les mendiants ? Réduisant l’apparence de leur pauvreté, diminuant l’expression radicale de leur diminution, atténuant l’infâme réalité de leur condition, la propreté n’est-elle pas finalement ce qui effacerait le dernier rappel du désastre qu’est la vie en rue, et la justification, la légitimité de l’acte de mendicité ? Dans la mesure où la propreté n’efface pas la pauvreté, ne fait-elle pas que la rendre moins visible : moins problématique en somme ?
La question ne sera donc pas de congédier l’objectif d’une propreté comme droit des plus précaires, mais bien d’envisager comment la propreté doit être le motif d’une lutte sociale, politique et critique où la propreté n’enlève rien : ni à l’abîme de la pauvreté, ni à la légitimité de la mendicité, mais seulement à ses inconvénients. Et de réfléchir dès lors, collectivement, à ce qui motive réellement le don face à la mendicité.
Jeudi 23 juin de 12h à 14h chez DoucheFLUX
L’idée de ce Think Tank a émergé à l’occasion d’une intervention radio (Radio Campus), avec Laurent d’Ursel et Patrice Rousseau, où l’on discutait de l’importance, pour une association comme DoucheFLUX, de maintenir à tout prix la conscience de ses propres limites et écueils. A cette occasion, et dans le fil de la discussion, apparaissait comme une idée dérangeante : celle du risque que court toute action sociale, à savoir de devenir elle-même l’agent actif du développement de ce qu’elle combat par ailleurs.
Or, il apparaît que plus une personne est normalisée, moins elle se distingue, moins elle marque la vue, moins elle attire l’attention, tant il est vrai que la marginalité, si elle est motif d’exclusion, a au moins la vertu de déranger.
La question conséquente est donc simple : certes, la possibilité de se laver limite le caractère repoussant et excluant de ceux qui vivent en rue. En effet, de nombreux témoignages, études et approches du problème du sans-abrisme témoignent de l’extrême distance qu’impose la saleté, entre les SDF et les autres usagers des rues et espaces publics. Il semble dès lors évident, et beaucoup de la force du projet de DoucheFLUX (ainsi que je l’ai déjà expliqué par ailleurs) repose sur le fait qu’il s’intègre dans ce biais : la caractéristique essentielle du SDF dans la mentalité urbaine, c’est non pas d’être sans logement, mais d’être sale, repoussant, sans hygiène, indigne, « intouchable » et infréquentable.
Ce fait est particulièrement intéressant s’il est analysé à revers : c’est bien plus la saleté qui confère une existence et une place au SDF dans l’espace urbain, et non pas la condition socio-économique de pauvreté et de non-logement. En témoigne un article rédigé par Anne-Françoise Dequiré, intitulé « Le corps des Sans Domicile Fixe ». Elle y explique un phénomène social spécifique aux sans-abris, plus particulièrement les femmes SDF : « l’invisibilité par la propreté, une technique de protection spécifique aux femmes SDF ? »
On peut lire dans l’article que
Afin d’assurer leur sécurité, certaines femmes adoptent alors une stratégie de dissimulation. Pour cela, elles vont maintenir une propreté au niveau de leur apparence physique afin de passer inaperçues et donc de ne pas être étiquetées SDF, voir clochardes.1
Le potentiel d’agression des femmes en rue étant très élevé, l’invisibilité est une stratégie importante. Tout comme l’extrême saleté peut en être une également. Mais, au-delà de l’importance stratégique d’une telle disposition, cette approche nous indique bien une réalité : la propreté, l’apparence physique élimine la visibilité singulière des SDF. En quelque sorte, la propreté rend au SDF la dimension qui lui manque pour être, à nouveau, simple usager des rues, et non pas habitant forcé de l’espace public.
Si l’on pousse le raisonnement jusqu’au bout, on obtient un renversement presque absurde : la dignité du SDF, c’est sa saleté (sous-entendu, « n’est digne d’être perçu comme SDF que celui qui en expose ses marques : la saleté »)
La propreté du SDF, c’est ce qui lui élimine la capacité de susciter l’indignation éthique auprès de ceux qui en sont les observateurs. Or, c’est précisément l’indignation éthique qui soulève le geste de solidarité du passant, qui légitime la mendicité. Du moins, la question mérite d’être posée, et mériterait également des témoignages venant la confirmer ou l’infirmer.
Si la propreté suffisait à éliminer le véritable problème posé par le sans-abrisme, à savoir la déchéance économique, l’absence de domicile et la pauvreté extrême de ses représentants, la question serait résolue. Mais ne doit-on pas envisager le risque que représente la disparition des marqueurs sociaux (la saleté) de la grande pauvreté, à savoir l’extension de l’indifférence à leur égard ?
Avec plus de provocation, on pourrait demander ce qui est le plus « vendeur » : un SDF demandant de l’argent pour pouvoir se laver ou un SDF demandant de l’argent pour boire, voire même manger, se loger, etc. L’expérience urbaine doit probablement être révélatrice : on imagine assez bien la situation, la demande, la réaction, etc.
Si l’on creuse la question, on se rend compte que la tension posée par la propreté des SDF est très importante, y compris dans le droit civil et la jurisprudence. En effet, il existe plusieurs cas jurisprudentiels de dispositifs anti-mendicité où l’hygiène est le motif même de leur décision : la présence de SDF menace la « salubrité » des rues.
Je cite un extrait du très intéressant ouvrage de Marie-Thérèse Avon-Soletti, Des Vagabonds aux SDF : approches d’une marginalité :
C’est finalement une certaine représentation du corps que l’on cherche à écarter. Il est clair que le corps du clochard ou de l’ivrogne qui s’affiche publiquement dérange en soi, car il véhicule à la fois une image et un usage du corps non légitimes. Il s’agit donc d’empêcher la mise en scène publique d’un corps socialement dévalorisé, là le corps « sale » ou « malade » du clochard ivrogne, ici le corps « handicapé » du nain (réf. Au lancer de nain, interdit par invocation de la dignité humaine)2
Il me semble que c’est là que repose l’essentiel problème que je voudrais ouvrir à l’occasion de cette communication : il semble en effet évident que la tendance dominante des pouvoirs publics par rapport au sans-abrisme soit celle de l’éloignement, du masquage, de la quarantaine, du grand nettoyage. L’existence des SDF, de la grande pauvreté est bien moins un motif de lutte politique que le dérangement qu’ils imposent aux « citoyens des villes ». C’est l’identité même du sans-abri qui est objet de mobilisation, et non sa condition de grande précarité.
Comment, dans ce cadre, défendre un projet de lutte contre la grande pauvreté en proposant d’en effacer ce qui leur confère une marginalité dérangeante, c’est-à-dire une existence, l’objet d’une indignation ?
Le projet DoucheFLUX, bien entendu, n’entend pas proposer de solutions totales et définitives, mais il semble fort important de considérer cette approche dans l’équation de son angle d’attaque : peut-on se contenter d’éliminer la saleté des SDF ? Ou bien, à l’instar de nombreuses autres activités de l’asbl, renforcer la présence des SDF dans l’espace public ?
Il semble que le renforcement de leur visibilité peut constituer une voie intéressante de mise du sans-abrisme au centre de l’action sociale, de la même façon que les demandeurs d’asile, arrivés en masse, et « menacant » la salubrité de l’espace public, ont, beaucoup plus intensément et beaucoup plus rapidement que les SDF, attiré des mouvements gigantesques de mobilisation sociale.
Offrir plus de propreté aux SDF, c’est certes les rendre moins repoussant physiquement, mais c’est aussi les rendre beaucoup moins sexy socialement.
[1] DEQUIRÉ, A-F., « Le corps des Sans Domicile Fixe », in Santé et Éducation, n°3, 2010, §76. [En ligne,Consulté le 22 juin 2016.]
[2] AVON-SOLETTI, M-T., Des Vagabonds aux SDF : approches d’une marginalité, Saint-Etienne, PU Saint-Etienne, 2002, p.201, note 108.