Re-thinking Poverty #1 Cure, corps, care, crève: le “travail social palliatif” en question

Argument

Dans un remarquable article publié en 2007 et intitulé « La reconnaissance du travail social palliatif », Marc-Henry Soulet proposait une prospective sur la transformation du travail social à l’horizon de la décennie qui s’annonçait devant lui : avec la montée en puissance de l’État social actif qui centre le travail social sur l’activation et l’engagement des individus à participer à la société, allait se développer une autre figure du travail social qui en serait « la conséquence logique » : le travail social palliatif, destiné à ceux et celles que cette activation ne parviendrait pas à activer, à intégrer ou à « mettre en projet ».

Soulet en dressait alors la première esquisse d’une définition :

Adressé au solde des ingérables par les mesures actives et le travail social promotionnel, le travail social palliatif se donnera à voir sur le mode de la personnalisation, c’est-à-dire sur la centration de l’intervention sur la réhabilitation de l’individu comme personne morale, comme être propre porteur de dignité. Focalisé sur le défi d’une production de non-désaffiliation en l’absence de possibilité d’intégration, il prolongera les politiques de réduction des risques et d’évitement de l’empirement.

Les interventions sociales de cette nouvelle figure s’apparenteraient donc au recueil des « restes » inactivables par les dispositifs de l’État social actif, soit de ces « individus, brisés par la vie, [qui] n’ont, conjoncturellement ou plus durablement, ni les ressources ni les supports pour s’aménager une niche de sécurité ontologique ». Il n’est alors plus question d’intégrer et d’activer, mais d’empêcher de décrocher. L’accueil des personnes n’a plus pour vocation d’améliorer leur condition, mais d’empêcher qu’elle empire. Le travail social n’est plus pensé à horizon temporel fini, mais a une « durée sans finalité » où il s’agit, d’abord, de donner du sens à l’envie de continuer à vivre. Toujours suivant les termes de l’auteur, le travail social se diviserait donc en deux figures complémentaires : la première, méliorative et centrée sur un « travail d’autonomisation et d’empower-ment valorisant le pouvoir agir » et la seconde, palliative, centrée sur un « travail de réhabilitation valorisant le pouvoir être ». Si l’article ne précise pas le profil sociologique précis des cibles de ce travail social palliatif, il n’est pas difficile d’y reconnaître – entre autres possibles candidats – les immenses.

En 2022, soit quinze ans plus tard, force est de constater une certaine justesse d’anticipation à cette prospective : les dispositifs d’activation ont démontré leur incapacité à adresser correctement les problématiques sociales de l’immensité, et leur caractère nécropolitique n’a fait que renforcer la désaffiliation des immenses, les condamnant à subir l’oppression de ces politiques sociales dont la logique consiste – in fine – à rendre la vie des plus précarisés invivable. La vie-sous-forme-de-mort qu’impose aux immenses la nécropolitique pratiquée par l’État ne pouvait, nécessairement, qu’induire un renforcement de la dimension « palliative » du travail social : moins que de sortir les gens de la misère, il s’agit surtout de rendre cette « vie mourante » la moins pire possible.

On peut cependant s’interroger sur le potentiel réflexif et politique de cette situation. S’il s’impose comme absolument nécessaire, le travail social palliatif ne doit-il pas être pensé aussi comme complémentaire d’un autre travail, peut-être plus urgent et nécessaire encore : écouter, faire droit et s’arrimer à l’objectif politique majeur qui traversent tous ceux et toutes celles qui forment les rangs des ces « restes inactivables », à savoir abolir le système qui organise cette impossible survie, qui impose cette existence indigne, qui refuse d’envisager, la considérant comme inéluctable, d’en finir avec l’immensité ? Peut-on sortir de l’alternative entre l’activation méliorative et l’accompagnement palliatif en lui en substituant une autre : accompagnement palliatif et ré-armement politique ?

La question de ce Rethinking poverty sera alors la suivante : le travail social palliatif peut-il quitter sa fonction de secours à l’activation sociale, pour une fonction de soutien à l’opposition à la nécropolitique soutenue par les dispositifs de l’État social actif ?  

Questions subsidiaires : 

-Dans quelle mesure le fait de décréter « palliatif » tel travail social peut-il contribuer à son excellence, ou, à tout le moins, à mieux le penser et l’accomplir ?
-Dans quel cadre, selon quel protocole et avec quelle implication de la personne concernée doit s’opérer le glissement d’un « travail social curatif » à un « travail social palliatif » ?

 


1 SOULET, M-H., « La reconnaissance du travail social palliatif », Dépendances, décembre 2007, pp.15-16.

2 Ibid., p.15.

3 Immense est l’acronyme de Individu dans une Merde Matérielle Énorme mais Non Sans Exigences. C’est la nouvelle dénomination, ni stigmatisante, ni réductrice, desdits sans-abris, sans-papiers, SDF, précaires, mal-logé·e·s ou habitant·e·s de la rue. https://syndicatdesimmenses.be/