Nicolas Marion
11 juin 2014
La première chose à laquelle il me faut répondre, avant d’entamer cette ouverture réflexive, est bien entendu relative à la nature de l’exercice. En effet, lorsqu’on m’a demandé de venir parler ici, il s’agissait de discuter une pensée rendue disponible par Barthes dans ses Mythologies concernant, cela va de soi, la question de la pauvreté, du pauvre et de leur représentation. Ma contribution entend donc répondre à cette demande, mais quelque peu élargie par un sentiment, pour ne pas dire une intuition, que me semble soulever la démarche proposée par DoucheFLUX, éminemment concernée par la question de la représentation de la pauvreté. Ainsi, telle est la question à laquelle j’aimerais essayer de répondre : puisque nécessairement ordonnée au problème de la publicité (au sens de démarche publique) de ses entreprises, comment, pour une association luttant activement dans le secteur de la pauvreté et du sans-abrisme, l’objet de son travail est-il publiquement conçu, c’est-à-dire quelle représentation des personnes concernés par son action est-elle amenée à produire ? Le problème est d’autant plus épineux qu’une asbl comme DoucheFLUX est absolument dépendante d’un processus de collecte de fonds, et qu’à cette fin, il s’agit pour elle de maximiser les motivations des donateurs potentiels par une image publique soignée. Dans cette perspective, la question pourrait être : quelle image du pauvre ou de la pauvreté est-on amené à produire lorsqu’on est placé dans les conditions d’une sensibilisation, d’un appel à la solidarité avec ce grand autre qu’est le pauvre, le démuni, l’éternel éloigné, l’incarnation des barrières de l’intégration socio-économique ? Il est fort peu probable que je puisse épuiser la question, tant elle est, à y regarder de plus près, complexe et il me semble surtout intéressant d’en discuter directement avec les intéressés, sur cette base théorique spécifique.
Le titre de mon intervention ne camoufle donc rien, j’aimerais essayer de montrer que DoucheFLUX, mais tant d’autres organisations du même type, entreprend une démarche de mythification opératoire du pauvre, qui tend, j’y reviendrai, à vouloir naturaliser au mieux l’aide aux pauvres de tous bords. Le problème me semble d’autant plus intéressant que DoucheFLUX s’y applique d’une façon très particulière dont nous pourrons peut-être dégager la singularité et l’originalité.
Premièrement, je voudrais essayer de faire comprendre ce que j’entends par procédé de mythification. J’éviterai d’en établir un quadrillage très théorique, mais je partirai de processus concrets que Barthes analyse avec subtilité dans son livre, pour ensuite les élargir au problème qui nous occupe. En effet, dans le texte intitulé La croisière du Sang bleu1, Barthes s’applique à déconstruire le suivi médiatique et public d’une croisière de princes sur un Yacht : il s’agissait surtout de présenter médiatiquement une situation où « les rois ont joué aux hommes », c’est-à-dire se sont présentés comme triviaux, rivés, comme tout le monde, à la pâleur d’un quotidien ordinaire. Barthes défend que, en offrant la représentation de riches aristocrates en croisière, se rasant eux-mêmes, se levant à six heures du matin, dont les femmes portent de simples robes imprimées, la couverture médiatique s’amusait de ces contradictions cocasses, et par-là même naturalisait la distance réelle existant entre ceux-ci et le commun du peuple : comme le dit Barthes, « puisque l’on s’amuse d’une contradiction, c’est qu’on en suppose les termes forts éloignés ; autrement dit, les rois sont d’une essence surhumaine, et lorsqu’ils empruntent temporairement certaines formes de vie démocratique, il ne peut s’agir que d’une incarnation contre-nature, possible seulement par condescendance »2. Rendant, par antiphrase, l’élitisme aristocratique (fondé sur un droit du sang et sur un patrimoine hérité) naturel, le média offrait un mythe du statut royal très peu innocent : bien né, privilégié et puissant, le prince n’en est pas moins un homme, qui mérite notre intérêt : leur pouvoir n’est donc plus, publiquement, monarchique, mais trivialement démocratique. Le média mythifiait donc, par antiphrase, un statut très politique : diminuant l’exceptionnalité des princes, il renforçait leur acceptabilité, voire leur impunité. Bien plus encore, s’amusant de cette réduction, la mythification des princes opérée par les médias à l’occasion de cette croisière contribuait à en naturaliser le statut, par un procédé de pensée fort simpliste, résumable dans cette phraséologie : « La vie de privilège leur est tellement naturelle qu’ils ont même le loisir d’y renoncer ».
Mais de quelle mythification parle-t-on ? Barthes associe le mythe à une déformation, ou comme il le dit lui-même,
le mythe ne cache rien et il n’affiche rien : il déforme ; le mythe n’est ni un mensonge ni un aveu ; c’est une inflexion.[…] Il transforme l’histoire en nature3
Le mythe offre donc une déformation qui permet à le pensée de son récepteur d’économiser l’exercice critique de son jugement : ce qui est une orientation ou une factualité contingente de l’histoire est en fait, dans le mythe, un fait naturel, acceptable comme tel, instantanément. Suivant notre exemple, le mythe de la puissance monarchique n’existe que lorsque la supériorité aristocratique passe à l’état de nature, ou dit autrement, à l’état d’évidence naturelle. Et on le sait, l’évidence est bien souvent, si pas systématiquement, le caractère de ce qui est exempt de complexité : réduit à la plus simple expression de son évidence, à sa plus simple naturalité. Dès l’instant où le sens d’un complexe de significations peut-être considéré comme naturel, comme un simple fait, le mythe gagne l’espace d’un possible car il suffira d’un geste, d’un signe, d’une évocation spécifique pour que les dimensions signifiantes soit reçues par le lecteur du mythe : l’ensemble des postures et des faits et gestes appropriés au statut princier suffisent à produire le cadre mythique recouvert par ce dernier : riche, exceptionnel, au-dessus du commun des hommes, etc. La mythification repose donc sur une série d’opérations de transformation ou de déformation : pour reprendre les mots de Barthes, je prends des images de princes qui renoncent partiellement et temporairement à leurs privilèges, non pour en faire des exemples ou des symboles, mais pour naturaliser, à travers eux, les privilèges de l’aristocratie ou de la royauté.
Ainsi, dans une société comme la notre où le mythe de la vie bonne et bourgeoise est l’un des moteurs les plus actifs de la mobilisation motivée des masses populaires (des plus riches aux plus pauvres), le mythification de la pauvreté et du statut qui lui revient en est, par simple antiphrase, d’autant mieux naturalisée, mythifiée à son tour : on peut dénombrer assez facilement la quantité des caractères naturels attribués aux pauvres : incultes, dépossédés de l’instruction, moches, non-hygiéniques, exclus, déviants (alcooliques, drogués, etc.), violents, tristes, oisifs, incapables, « défavorisés », marginaux, impuissants, rivés à leur propre existence, etc. ; démunis, au propre comme au figuré. Autant de pendants contradictoires des caractères normaux et naturalisés de gens de « bonne vie ». On reconnaîtra avec autant de facilité que la proportion de charité exercée à leur égard dépend énormément du nombre de caractères mythiques et naturels du pauvre qui ont été contrecarrés, dénaturalisés, masqués (« c’est un indigent, mais il est souriant », « un oisif, mais il cherche du travail », « SDF, mais joue de la musique »). Sur base de ce constat, nous rejoignons directement notre question initiale : les organisations du secteur de la lutte contre la pauvreté sont précisément dans une situation identique à celle des médias de La croisière du Sang Bleu : ils doivent s’insinuer dans la naturalité du mythe qui les concerne pour y déformer la structure du régime sémiologique de la pauvreté, afin d’en accroître l’intérêt, l’attractabilité, la dignité, la valeur sociale. Il s’agit, à l’instar des princes sur le yacht, de faire du pauvre dans la rue le sujet d’une trivialité, l’objet d’un potentiel identificatoire pour la classe bourgeoise, étant entendu que la répartition du capital est sur cette base même, inégalitaire, et qu’il faut convaincre les possédants de la nécessite d’aider le dépossédé, ou en d’autres mots, leur rendre possible une identification. L’entreprise étant d’autant plus urgente et nécessaire que, comme l’indique Barthes, « Le petit-bourgeois est un homme impuissant à imaginer l’Autre. Si l’autre se présente à sa vue, le petit-bourgeois s’aveugle, l’ignore et le nie, ou bien le transforme en lui-même ».4
Faciliter le travail de cette transformation de l’autre en un autre soi-même – la réduction de l’autre au même – n’est-elle pas, peu ou prou, l’horizon intrinsèque des asbl de l’aide sociale, y compris DoucheFLUX ? Telle est notre première thèse : la publicité de l’aide-sociale, parce qu’elle mise sur la charité des donateurs, est une entreprise de déformation du mythe social disponible par le miroir déformant du mythe lui-même. Il s’agit de couvrir un mythe par la déformation de ses caractères constitutifs. Et cela devrait déjà nous éveiller au problème, à mon avis capital, de la catégorisation sociale propre au secteur social, et qui fait écho à ma première contribution à ce Think Tank : la mythification étant corrélative d’une naturalisation des faits, elle risque d’en minimiser la gravité, la réalité, l’urgence, l’ampleur, l’anomalie, ce qui est profondément contraire aux aspirations initiales des asbl auxquelles je pense. Tel est ainsi ma première interrogation ouverte que j’aimerais soulever à fin de débat : la mythification (ainsi entendue) du pauvre n’est-elle pas une forme de domestication, au sens de rendre familier ? Et par suite, doit-on y voir un risque réel, ou un mal nécessaire ?
J’aimerais, deuxièmement et sur base de mon premier développement, interroger directement la façon dont DoucheFLUX me semble intervenir dans ce niveau, étant accepté pour ce qui suit qu’il me semble que deux des opération majeures qu’entreprend DoucheFLUX concernent une forme de sensibilisation par dénonciation et une forme de rétablissement partiel des conditions normales de la vie bonne. Mon idée est de partir du caractère mythique de la pauvreté avec lequel et à partir duquel joue, de la façon la plus évidente (il suffit d’en observer le nom), DoucheFLUX dans la publicité de sa démarche, à savoir le manque ou l’absence d’hygiène du pauvre. Je n’ignore pas par ailleurs qu’il ne s’agit pas là du seul caractère sur lequel joue DoucheFLUX, loin s’en faut, puisque nombre d’activités concernent la culture, le confort, la santé mentale, la créativité, autant de lieux de mythifications du pauvre. En contrepartie, je pense que cet aspect dit énormément de la richesse de DoucheFLUX et de son mode opératoire, tant le choix d’un symbole lié à l’eau, à la propreté, à l’hygiène est l’espace d’une puissance inouïe eu égards aux divers régimes sémiologiques qui traversent notre société.
Barthes pointait, dans le texte Publicité de la profondeur, avec beaucoup de brio l’importance croissante que gagnait le concept de profondeur dans l’espace publicitaire et commercial des produits d’hygiène et de beauté. Il y explique que
la publicité des détergents flattait essentiellement une idée de la profondeur : la saleté n’est plus arrachée de la surface, elle est expulsée de ses loges les plus secrètes5.
L’enjeu est donc, dans ces publicités et ce type de discours, de faire jouer un mythe de la saleté comme état profond du corps, et non plus seulement superficiel, au sens le plus plein du terme. Les produits « nettoient en profondeur » ou « nourrissent en profondeur » ; phraséologie naturalisant le caractère profond de la saleté (et l’efficacité des produits, sensés être capables d’agir à un tel niveau de profondeur) et qui fait, par là, de la saleté un caractère intime de celui qui est sale. Il avance de même que ce sont l’eau et la graisse qui y sont les substances privilégiées de la question de la propreté, et à propos de l’eau notifie que
le ferme, le lisse, toutes les valeurs positives de la substance charnelle sont spontanément senties comme tendues par l’eau, gonflées comme un linge, établies dans cet idéal de pureté, de propreté et de fraîcheur dont l’eau est la clef générale6.
L’hydratation des profondeurs est donc un repère symbolique très fort de la propreté, de la pureté, de la santé du corps, tant humain que social. On nettoie le corps comme les villes, c’est-à-dire en profondeur. On sait que la santé urbanistique est en partie mesurée par la propreté des quartiers, au propre comme au figuré. Il est donc très facile de jouer sur les potentiels mythiques d’un tel réseau signifiant : déclarer qu’il faut « nettoyer les cités au Karsher » est d’autant moins choquant que la saleté des quartiers pauvres est un mythe très efficacement naturalisé. Ainsi, lorsque DoucheFLUX annonce offrir au pauvre la possibilité de se laver, à la lettre de se décrasser, l’opération est d’emblée portée à l’évidence de la nécessité : nettoyer le pauvre (opération de portée superficielle, puisqu’il s’agit de nettoyer la peau), c’est « soigner en profondeur » la pauvreté. L’ensemble des opérations liées à cette simple entreprise me semblent dès lors aller presque directement de soi : des douches sont, alors, liées à l’image de soi et à la confiance en soi, à la capacité d’œuvrer pour quelque chose, de se démarginaliser. Libérés de la saleté superficielle, on élimine en profondeur les taches de la pauvreté. Tel est à mon avis la forme de déformation mythique du pauvre qu’opère DoucheFLUX dans son entreprise. Telle est également la puissance de son argumentaire et de sa force de conviction, parce qu’elle opère sur un socle de mythes sociaux très ancrés dans la conscience populaire (et impopulaire). Tout en contribuant à la naturalisation inévitable de la saleté du pauvre, DoucheFLUX parvient à y mobiliser les forces nécessaires à la réalisation de son projet. Et ce sera là le point de cette seconde partie du développement : il s’agit, dans ce cas-ci, d’une mythification opératoire du pauvre.
Par le simple fait de s’installer à l’intérieur de la mythologie bourgeoise du pauvre, celle qui suppose ce dernier presque sale par essence, tout en indiquant par son action et son projet l’extrême simplicité d’une remédiation efficace au problème, l’asbl DoucheFLUX parvient à réaliser ce que je voudrais appeler une mythification opératoire : elle opère par son projet et son action une déformation du mythe qui en maximise le potentiel indentificatoire. C’est le mythe, mais à gauche, comme le dirait Barthes. Il définit même ce qu’on peut entendre par « opératoire », via l’exemple du bûcheron, mais où l’on pourrait dans le cas de DoucheFlux, remplacer « arbre » par « SDF » :
Si je suis un bûcheron et que j’en vienne à nommer l’arbre que j’abats, quelle que soit la forme de ma phrase, je parle l’arbre, ne parle pas sur lui. Ceci veut dire que mon langage est opératoire, lié à son objet d’une façon transitive : entre l’arbre et moi, il n’y a rien d’autre que mon travail, c’est-à-dire un acte : c’est là un langage politique ; il me présente la nature dans la mesure seulement où je vais la transformer7.
La nécessité très forte de la propreté et de l’hygiène, tout comme son lien à la profondeur de l’état de ceux qu’elles concernent, font de la saleté du pauvre un mythe extrêmement efficace eu égard à la nécessité de la prise en charge solidaire des pauvres. Cette opération sur le mythe parvient avec beaucoup de force à s’insinuer dans la « grande fringale de propreté » que ressent la société (belge en l’occurrence). Favorisant ainsi la possibilité, pour les possédants, de s’identifier à l’importance des nécessités vitales vécues par les plus précarisés, DoucheFLUX me semble jouer habilement avec les représentations sociales du pauvre, et parvient par-là à travailler, au moins symboliquement, sur la fracture sociale qui sépare le pauvre du bourgeois. Ce qui me permet de soulever ma deuxième question ouverte : le choix du caractère non-hygiénique de la pauvreté comme porte d’action, s’il est totalement pertinent par rapport aux possibilités de réalisation du projet, n’est-il pas le symptôme d’une pure antiphrase de la phraséologie du mythe dominant de la pauvreté ? Et de s’interroger alors sur cette conviction, noble mais peut-être (et ce peut-être est fondamental) symptomatique, que l’accès à la propreté est, pour le pauvre, une voie adéquate pour s’extirper de l’engluement dans le mépris de soi, ce qui est à mon avis l’une des finalités fondamentales de DoucheFLUX ? Il faut bien-sûr entendre la question dans son acception large : comment sortir de la naturalisation de nos conditions socio-économiques ? Il est bénéfique que les populations les plus pauvres puissent se laver, indéniablement, mais parvient-on à éviter le renforcement idéologique du fait qu’il y ait des pauvres, et qu’ils soient sales, « naturellement »?
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[1] BARTHES, R., Mythologies, Paris, Seuil, 1957, pp.36-38.
[2] Ibidem, p.36.
[3] Ibidem, p.236.
[4] Ibidem, p.263.
[5] Ibidem, p.89.
[6] Ibidem, p.90.
[7] Ibidem, p.256.